Mirage

Le Général (CR) Vincent Desportes a publié un article remarquable dans Le Figaro du 2 juin. Intitulé « Faut-il intervenir en Syrie ? », son papier examine cette question particulière à la lumière d’un principe général que Thomas d’Aquin énonçait déjà, qui fait partie de la doctrine sociale de l’Église, mais qui a été malheureusement assez perdu de vue : « Puisque, dans tous les cas, il s’agit de rajouter initialement de la souffrance à la souffrance et de la violence à la violence, il faut que le bilan final ait toutes chances d’être positif. »[1]

Cette simple phrase nous fait passer de l’exaltation, du sentimentalisme, à la rationalité. Il ne s’agit certes pas d’évacuer l’idéal, le devoir, mais de ne pas céder à des pulsions irréfléchies. Le lâche désir de ne pas risquer sa vie, l’esprit de Munich, fait d’ailleurs partie de ces pulsions, au même titre que les ardeurs belliqueuses : il peut être parfaitement irrationnel, dans certaines circonstances, de ne pas déclencher les hostilités, ou de ne pas prendre une position diplomatique qui, si l’adversaire ne plie pas, y conduira.

Le déshonneur et la guerre

On connaît le commentaire de Winston Churchill après les accords de Munich : « Ils ont eu le choix entre le déshonneur et la guerre ; ils ont choisi le déshonneur et ils auront la guerre ». Moins connu sans doute, mais encore plus éclairant, est le commentaire mezzo voce qu’aurait fait le futur Prime Minister en voyant un foule française en liesse à l’annonce de cet accord avec Hitler : «Ah les cons, s’ils savaient ! ». Jésus en croix, soumis aux quolibets des passants, disait avec plus de retenue : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font [2] ». Dans les deux cas, une personne qui connaît les enjeux, la façon dont s’enchaînent les causes et les effets, souffre de la bêtise humaine, de la soumission des têtes de linotte aux émotions et aux idées à la mode.

Autrement dit, le premier devoir, quand vient le moment de choisir d’agir ou non avec violence, c’est le savoir, la connaissance des effets, ou du moins l’effort à effectuer pour garder la tête froide et peser le pour et le contre avec intelligence.

Ceux qui n’ont à la bouche que les Droits de l’homme et les beaux sentiments feraient bien de lire le bilan que le général Desportes fait de l’intervention en Lybie : « Aucun ordre politique stable n’émerge, les tribus du Sud se combattent, l’ordre est précaire à Tripoli (…) le Mali s’en est trouvé totalement déstabilisé au profit des forces islamiques ». Qu’ils pensent aussi aux conséquences de la seconde guerre d’Irak et de la guerre en Afghanistan. Qu’il s’agisse de promouvoir la démocratie ou de lutter contre le terrorisme islamiste, l’Occident a de bonnes intentions, mais elles semblent souvent déboucher sur une extension de l’enfer

Indignations sélectives

Ces bonnes intentions ne sont-elles pas d’ailleurs largement manipulées ? Car enfin elles sont singulièrement sélectives. Par exemple, quel média, hormis La Croix du 2 juin, a consacré 80 % de sa « une » et les trois pages suivantes à des « oubliés parmi les oubliés », les habitants du Kordofan du Sud, et singulièrement l’ethnie Nouba. Grâce à un journaliste courageux, qui s’est infiltré au Kordofan, le drame soudanais nous redevient présent. Deux millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont semble-t-il trouvé la mort en 22 ans de guerre entre le sud et le nord du Soudan : la répression sanglante et barbare du désir d’autonomie exprimé par les populations noires du Sud Soudan, les atrocités commises par le régime de Khartoum et par les milices qui s’en réclamaient, font apparaître les dictatures de Kadhafi et d’El-Assad comme des modèles de mansuétude ! Alors pourquoi nos bonnes âmes  ferment-elles quasiment les yeux sur le drame soudanais, tandis qu’elles zooment sur les démocrates de certaines régions du globe, en restant discrètes sur les mouvements islamistes qui s’en servent comme camouflage et comme chair à canon ? Pourquoi ont-elles prôné l’intervention occidentale en Lybie, pourquoi la réclament-elles en Syrie, mais ni au Soudan, ni en Iran, pays où les violations des droits de l’homme sont extrêmement fortes ?

Bref, « l’impétuosité morale », comme dit le général Desportes, n’est un bon guide que si elle est réellement éclairée par l’intelligence des situations et des enjeux. On en revient une fois de plus au message capital de Benoît XVI dans Caritas in veritate : la charité ne peut être authentique sans recherche constante de la vérité, sans un examen approfondi des faits, sans une analyse aussi perspicace que possible des mécanismes et des forces en présence.

Nous avons besoin d’hommes politiques, de leaders d’opinion et de journalistes compétents : pour ouvert qu’il soit aux pauvres en intelligence comme aux pauvres en argent, le royaume de Dieu n’est pas seulement une sorte de palais du facteur Cheval où les porteurs de bons sentiments bécassons viendraient jour après jour accrocher leurs trouvailles.

 

Jacques Bichot, économiste, est professeur émérite à l’université Lyon 3.

[1] Le propos de ce haut gradé rejoint ce que le Catéchisme de l’Église catholique dit de l’usage de la force armée : pour être licite, il faut notamment « que soient réunies les conditions sérieuses de succès ; que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. »

[2] Luc, 23, 34. Il est fréquent d’interpréter la conjonction« car » (en grec, ɣάρ) comme s’il faisait de l’ignorance une excuse. Cette interprétation me laisse perplexe : ne se pourrait-il pas que Jésus, au contraire, ait vu dans cette ignorance des fils d’Abraham une part importante du péché pour lequel il demande l’indulgence divine ? Cette interprétation serait plus cohérente avec les nombreux passages où Jésus s’irrite de voir les foules, et ses disciples eux-mêmes, ne rien comprendre, alors qu’ils ont tout ce qu’il faut pour cela dans les Écritures. Combien de fois a-t-il dit, sous une autre forme, ce que Churchill exprimait en traitant de  « cons » ceux qui ne voulaient pas prendre conscience de ce qu’était le plan des nazis ?