Un demi-siècle s’est écoulé depuis que Diên Biên Phu est tombée, le 7 mai 1954. La France aime célébrer les défaites héroïques et chevaleresques, Camerone, Sidi Brahim, les dernières cartouches des Marsouins de Bazeilles ou le sabordage de la Flotte à Toulon… L'élan du sacrifice, la passion de l'inutile, n'y aurait-il chez nous jamais de causes perdues ? C'est le mystère français.

Aujourd'hui, l’Indochine célèbre la geste exceptionnelle des 8.000 militaires français qui résistèrent aux côtés de ces 4.000 Vietnamiens, cinquante-sept jours durant, aux assauts répétés de 50.000 soldats encadrés par des officiers chinois. Le général Giap y perdit 22.000 hommes, soit la moitié des forces engagées.

Alors que les Français et Vietnamiens ne recevaient plus aucune aide, que le gouvernement de la République avait déjà négocié leur abandon, l’engagement idéologique ennemi était total ; de la tête politique de l’état-major au dernier des coolies, tous étaient derrière leur armée. L’Union soviétique et la jeune Chine communiste mettaient à disposition leurs ressources stratégiques (1.200 camions Molotova), des avions prêts à décoller tout au long de la frontière, une DCA chinoise efficace, des orgues de Staline, des canons de 105 inattendus, servis par des artilleurs envoyés par Pékin.

L’état-major français a reconnu ses erreurs : désastreux, le choix du lieu ; irresponsable, l’absence de prise au sérieux des renseignements faisant état de l’impressionnante logistique des forces sino viêt-minh. Négliger les options de repli en zone ennemie faisait partie des témérités d’un commandement trop sûr de lui-même (1).

On a dit l’importance stratégique de cette bataille : s’emparer du Laos. Pour les forces communistes, ce fût une défaite, on oublie de le dire. Le Laos fût protégé jusqu’en 1975 d’une invasion communiste. Un quart seulement du territoire indochinois passa sous tutelle communiste. Mais ce fût incontestablement une défaite tactique et médiatique pour l’armée française. L’héroïsme exceptionnel des Français et des nationaux qui défendaient leur patrie laissa non seulement indifférent notre gouvernement, mais aurait pu être nuisible à l’objectif qu’il s’était déjà fixé et que la défaite justifiera : traiter avec l’ennemi. Pour un communiste, l’ennemi a non seulement tort mais c’est un être abject dont il faut salir le droit et la réputation. Les socialistes français au pouvoir leur donneront raison, qui durent s’asseoir à la table de négociation en position de faiblesse !

Trahisons

Le Viêt-minh était soutenu en France par les socialistes et bien sûr les communistes. On ne comptait plus les sabotages perpétrés par les syndicalistes de la CGT dans les usines d’armement (grenades désamorcées, ou plus grave sans retard au dégoupillage, obus dépourvus d’amorce etc.). À Marseille, il fallait protéger le débarquement des blessés du Pasteur pour leur éviter le lynchage par les dockers marseillais. La presse communiste et libertaire appelait ouvertement à la haine de nos soldats et au soutien du Viêt-minh. Question d’habitude : treize ans plus tôt, en pleine offensive nazie, l’Humanité lançait la chasse aux " gueules de vache ", les officiers français qui appelaient à résister.

Le gouvernement de Mendès avait déjà décidé de se retirer du Nord-Vietnam au moment où il laissait le général Navarre sacrifier des milliers de jeunes. Alors qu’on laissait l’Armée engager des supplétifs, l’État négociait déjà en secret. Cette duplicité de l’autorité officielle donne les clefs de compréhension de l’insurrection, douze ans plus tard, des officiers d’Algérie. Confrontés à nouveau à une population innocente qu’ils s’étaient engagés à protéger en vertu de leur mission, et à la vie de leurs subordonnés qu’on envoyait au sacrifice pour rien, ces hommes refuseront d’être abusés à nouveau par un gouvernement.

Les dignitaires de la IVe République auraient pu parfaitement être jugés et condamnés pour " haute trahison et intelligence avec l’ennemi ". Le silence, puis la révolte des militaires donneront le change, et disculperont le mensonge d’État. Vae victis.

C’est là un des mystères français qu’on ne retrouve pas outre-Atlantique. Les Américains dépassent toujours leurs sensibilités quand des Marines sont engagés et meurent pour une cause, si mal perçue soit-elle. Le soldat reste l’enfant chéri de sa patrie et de son gouvernement.

À Diên Biên Phu, jamais l’héroïsme, l’abnégation, n’ont été aussi loin. À l’embarquement des avions qui parachutaient les renforts, on refusait les candidats volontaires, toujours trop nombreux pour relever leurs camarades, même lorsqu’on savait qu’il n’y aucune chance d’en revenir. Les hommes arrivaient en tenue de saut devant les appareils sans avoir d’ordre de mission, " par solidarité pour les copains ". On se souvient de Geneviève de Galard, figure légendaire.

Pour saisir la portée de cet héroïsme tant vietnamien que français, il faut se souvenir de l’historique apostrophe du Maréchal de Lattre aux élèves du lycée Chasseloup-Laubat à Saïgon : " Vos études et vos vacances ne sont possibles que parce que beaucoup de jeunes hommes français et vietnamiens ont renoncé à l’étude et au repos pour combattre et pour mourir. Beaucoup de jeunes Français dont la vocation n’était pas de tomber sur le sol de votre pays… C’est leur sang qui à tous irrigue cet oasis de paix et de liberté où vous vivez à l’aise dans un monde desséché par la violence… Combattez pour votre patrie, car cette guerre est la vôtre. Elle ne concerne plus la France dans la limite de ses promesses envers le Vietnam et de la part qu’elle doit prendre à la défense du monde libre. D’entreprise aussi désintéressée, il n’y en avait pas eu, pour la France depuis les croisades. "

On n’oubliera jamais l’héroïsme des " filles de petite vertu " qui ont soutenu et aidé à soigner les soldats, se battant à la fin, arme à la main pour protéger les blessés . Elles seront toutes abattues d’une balle dans la nuque. Au nom de la " vertu communiste " !

Quant aux héros survivants, des hommes qui ne faisaient que leur devoir de soldat contre d’autres soldats, ils seront traînés dans des camps de rééducation. Dans ces camps où le taux de mortalité doublera celui des camps de concentration nazis.

Et c’est vrai, jamais le soldat français ne s’est battu pour une idéologie ou un intérêt bancaire ou pétrolier. Il se bat toujours pour un peuple qu’il aime ou pour sa propre patrie. Là dans cette cuvette indochinoise, demeure la beauté de ce sacrifice, là, l’âme française n’a jamais été plus rayonnante mettant peut être par contraste plus en lumière la méprisable image de ceux qui l’ont trahie.

Les fruits sont simples. La guerre s’est faite aux côtés des Vietnamiens pour un pays souverain. Les conditions étaient les mêmes que celles que vivaient l’adversaire. Les populations toujours respectées et tenues à l’écart des affrontements du côté des Français vivaient en face sous le régime de la terreur. L’histoire commune a créé un lien très profond. Autant l’Américain reste enfermé dans l’image du bombardier anonyme qui napalme des villages d’innocents, autant le soldat français demeure celui qui servait le peuple avec une passion amoureuse qui, cinquante ans plus tard, j’en témoigne, reste aussi vive.

Je crains simplement que la célébration d’une bataille héroïque et superbe à bien des égards, si elle sera magnanime et pleine du sens de l’honneur en France, ne soit célébrée de la façon la plus mesquine et la plus lourdement idéologique par ceux qui se sont grassement enrichis de la souffrance de leurs bo doïs qui se sont battus courageusement pour une mauvaise cause (de Lattre). Il suffit pour cela de lire Ao Dai de Xuan Phuong, ou la Face cachée du régime de Bui Tuin, ces anciens officiers Vietminh, pour comprendre leur amertume.

Mais le sacrifice de nos garçons a certainement fécondé les liens tout à fait immenses qui existent entre l’Église de France et l’Église du Vietnam. Le sang mêlé des héros français avec celui de leur camarades vietnamiens est le même que le sang versé des martyrs de la fille aînée de l’Église uni à celui des martyrs du Vietnam au XVIIIe et XIXe siècle.

Yves Meaudre est directeur général des Enfants du Mékong.

Photo (c) Ecpad : Le regard du médecin-lieutenant Patrice de Carfort du 8e BPC, à Diên Biên Phu. Il n'a pu sauver le sergent Lambert, qui vient de mourir dans ses bras.

(1) Cf. Antoine Garcin, Enfants du Mékong n°131.

>

>