Interview de Pierre de Lauzun pour Aleteia
Aleteia : conduit à vous interroger sur les difficultés récurrentes de la politique actuelle à unir les citoyens autour de la même conception du bien commun, vous constatez une opposition entre deux grandes visions de la politique : la pensée politique classique et la pensée moderne, individualiste et relativiste. Sur quoi s’opposent précisément ces deux grandes visions ?
Pierre de Lauzun : Mon point de départ est le constat d’une grave dérive dans nos sociétés : malgré de spectaculaires résultats nous perdons quelque chose d’essentiel dans notre culture et de nos raisons de vivre ensemble. J’en vois la cause dans ce paradigme qui domine notre vie commune depuis trois siècles, l’idée qu’il n’y a pas de vérité objective en matière morale, politique et sociale. Elle a fait progressivement sentir ses effets jusqu’à culminer dans le relativisme actuel, pour qui le seul bien que doit reconnaître la société est le droit de chacun à définir comme il veut ses valeurs et références sous réserve du droit équivalent du voisin. Cet individualisme ronge les biens communs essentiels que l’humanité avait construits au cours de son histoire. D’autant que dans un deuxième temps il condamne tout ce qui le contredit, au nom du politiquement correct. Il faut dès lors se tourner vers l’alternative fondée sur ce que l’expérience des siècles dégage comme référence sûre pour la vie commune : la pensée classique née avec Aristote ou Thomas d’Aquin et toujours vivante depuis. Elle nourrit la doctrine sociale de l’Église mais elle peut tout autant parler aux incroyants de bonne volonté. On y trouve la reconnaissance de l’objectivité du bien et du vrai ; l’importance centrale de la personne, qui ne peut se développer qu’au sein de communautés solidaires, moyennant une éducation humaniste, tournée vers le vrai et le bien. Et aussi la conscience que les sociétés, fruits de l’interaction des personnes, sont des édifices complexes construits au cours du temps et non à partir de théories édifiées a priori.
En quoi la pensée politique fondée sur ce relativisme individualiste menace les conditions de la vie démocratique ?
Sans être parfait, la démocratie est actuellement le seul régime qui fonde une légitimité dans nos pays. Mais ce mot recouvre trois réalités différentes qu’on confond : le régime politique représentatif ; le paradigme de neutralité ; et l’État de droit. On tend ainsi à appeler « démocratique » ce qui respecte l’idéologie, même si cela va contre la volonté populaire et le gouvernement du peuple. Ce qui fonde la démocratie est l’idée qu’il faut que chacun ait sa part dans les décisions publiques. Le paradigme moderne, lui, nous dit que toutes les opinions se valent. Mais la décision commune donnera de bien meilleurs résultats comme effort collectif de recherche du bien commun, et non comme compromis entre des choix arbitraires (sous la dictée des médias). Et le vrai vivre-ensemble suppose la responsabilité éthique de chacun au sein de communautés solidaires. La démocratie comme régime politique fonctionnerait donc bien mieux sans ce paradigme dont l’action corrosive détruit lentement mais sûrement les fondements de la vie en commun. Alors que les sociétés antérieures avaient ce qu’on peut appeler des incubateurs de vertus, la démocratie moderne en manque. Au début, le respect des valeurs communes antérieures imprégnait les gens ; mais elles sont de plus en plus considérées comme un choix personnel.
Vous dites que la pensée classique « reste plus ou moins latente dans la vie et la pensée commune » : que voulez-vous dire ?
Le fondement de la pensée classique est le processus séculaire de décantation par les sociétés humaines de ce qui est bon ou souhaitable, à la lumière de la conscience et de la réflexion, sur la base de l’expérience de tous. Il n’y a rien de moins naturel en revanche que l’idée que toutes les opinions sont équivalentes et légitimes sous réserve du même droit du voisin. Il a fallu trois siècles pour pénétrer le peuple de cette idée, ce qui n’a abouti qu’avec la révolution culturelle des années soixante. Et pourtant la sagesse ancienne, les réflexes naturels sont toujours présents. On le voit avec la famille : peu touchée jusqu’en 1968, elle fait maintenant l’objet de conceptions hétéroclites et optionnelles, avec en commun le refus individualiste de s’engager. Or le principe même de la famille est l’engagement mutuel sur la durée. Pourtant dans la pratique la réalité de la famille subsiste de façon étonnante : une proportion appréciable des gens reste fidèle à son conjoint, élève au mieux ses enfants, et est solidaire de parents dans le besoin. Donc continue à vivre selon les valeurs antérieures.
Le retournement de la vie politique suppose-t-il nécessairement le retour à une anthropologie classique, comme l’anthropologie chrétienne (la dignité de la personne humaine, l’interdépendance des groupes et des individus, la société ordonnée par le bien commun…) ?
Retourner un tel paradigme est une opération de grande ampleur, qui prend du temps, bien au-delà d’un mouvement d’opinion. Cela demande trois choses : rebâtir une pensée politique ; agir à la base dans les communautés ; et ne pas délaisser le champ politique. Mais dans l’intervalle, les systèmes de régulation collective continueront à imposer leur cadre de pensée, en allant plus loin à chaque fois. Certes on discerne des signes d’affaiblissement de son emprise, mais cela ne la fait pas encore disparaître. En témoigne l’échec des essais d’expression divergentes. La Manif pour tous en est un bon exemple : on n’a en effet jamais vu une telle manifestation paisible et « démocratique » avec tant de monde (plus du million). Et cependant il n’y a eu aucune prise en compte politique ou médiatique du phénomène, même hypocrite. Bien au contraire, le mouvement a continué sur sa route avec la PMA, bientôt la GPA et l’euthanasie. Parce que l’argumentation de La Manif pour tous, fondée sur une forme de loi naturelle, est simplement irrecevable dans ce contexte de pensée.
Dans votre perspective, tout retournement politique réel est difficilement imaginable par la voie de la révolte et même par la voie des alliances partisanes, assez artificielles. Le préalable à ce retournement passe-t-il seulement par la voie d’une sorte de conversion morale et culturelle de la « masse électorale critique » ?
La voie de la révolte présente des risques élevés de déchirement du tissu social et de violence, et de trahison des attentes s’il n’y a pas eu transformation de la vision commune. De même avec le populisme : révolte indignée contre des élites discréditées, rien n’implique qu’il aille toujours dans le bon sens, encore moins qu’il obtienne des résultats s’il en reste là. Ainsi avec les Gilets jaunes. Il en est de même des partis protestataires s’ils n’ont pas de pensée forte, ni des dirigeants aptes à gouverner. Cela dit l’action politique est indispensable. Car de nombreuses mesures urgentes sont à prendre et des espaces de liberté à élargir : éducation, immigration, économie, défense, coopération européenne, déficits etc. Encore faut-il pour cela dépasser la revendication et mettre des compétences au service d’une vraie créativité. Certes, le contexte est frustrant car on doit en permanence jouer avec des vents contraires, et les alliances politiques sont difficiles et instables. Des opportunités se présentent, mais il faut garder à l’esprit la portée du renversement de pensée à opérer. Donc qu’un résultat obtenu un jour pourra être retourné tant que la logique dominante reste adverse. Cela évite les impatiences et les désillusions, car le vrai succès ne se situe pas sur ce registre. L’une des forces de la pensée classique est qu’elle donne du recul : on se perd moins dans les miasmes du débat politique au jour le jour. Sans pour autant cesser d’agir en gardant le cap.
Vous parlez de « reconstruction des solidarités ». Existe-t-il des voies d’engagement politique concrètes possibles et même prioritaires, pas nécessairement électorales, et réellement utiles à la société ?
L’action à la base est prioritaire. Toutes les grandes transformations de la société se font d’abord à la base. La société de demain se joue dans les familles et dans l’éducation. Puis dans les associations, les entreprises, les écoles indépendantes et tout lieu d’innovation économique et sociale, où se combine une gratuité bien réelle et l’esprit d’entreprise. Ces communautés élémentaires sont bien plus libres et mobiles que l’appareil public, et ce dernier ne peut pas tout contrôler. Sachant qu’une telle approche n’implique pas un repli communautaire ou privé. Car il faut aussi se remuer au niveau de la société, dans toutes les structures où cela s’avère possible, notamment politiques, malgré leurs limites évidentes.
Article paru sur Aleteia
- Pédophilie : quelques réflexions à partir du ra...
- Fraternité, nation et guerre juste : Réflexions...
- Droite, gauche : la grande confusion
- Souveraineté financière et mouvements de capitaux
- Droitisation, vraiment ?
- Articuler dette et souveraineté financière
- Indigénisme, pensée décoloniale, intersectionna...
- Du bon usage du magistère
- Saint Thomas d’Aquin et l’économie
- Dette publique : que faire ?