Je l'appellerai Sam pour les besoins de l'histoire. C'est un vieux monsieur tout-à-fait délicieux, une petite note d'humour dans le coin des lèvres et une grande bonté dans le regard. Il est l'habitué de nombreux groupes de prière et représente bien ce qu'on a fait de mieux dans l'Église de ces dernières années.

 

Je parlais donc l'autre jour avec Sam et, comme le froid se faisait sentir, nous évoquions ensemble les hivers de la guerre (celui de 42 particulièrement) qui furent si rigoureux. Il était encore adolescent à l'époque, moi je n'étais pas encore né. Je lui citais une chronique consacrée à l'église Saint-Germain-l'Auxerrois à Paris (dont j'ai été le curé) et qui faisait état de ce fameux hiver 42. On y racontait que non seulement l'eau gelait dans les bénitiers, mais que le Précieux Sang avait gelé dans le calice, nécessitant selon les règles en usage, d'appliquer des linges chauds sur les parois.
J'ajoutais encore une chose que j'avais lue dans la dite chronique, cette remarque que le crâne des hommes âgés était tout violacé, car bien sûr personne en ce temps-là n'aurait manqué la messe pour autant et aucun homme n'aurait accepté de se couvrir dans l'église !
Une génération fatiguée
C'est là que Sam me surprit : Heureusement on n'en est plus là , me déclara-t-il le plus sérieusement du monde ! Pour un peu, je l'aurais fait répéter, tant j'étais surpris : ce qui me paraissait le signe d'une Église encore vigoureuse lui semblait seulement la marque d'un passé lointain, un temps heureusement révolu où l'on faisait des choses déraisonnables par goût du règlement.
J'ai depuis beaucoup réfléchi à la réaction de Sam. Elle m'a rappelé bien d'autres remarques entendues de gens des générations qui m'avaient précédé, gens généralement sérieux et solides, et qui avaient accueilli avec soulagement une mutation qui faisait disparaître des pratiques jugées par eux dépassées.
Je me souviens par exemple de ce prêtre considéré au séminaire comme un authentique spirituel, qui parlait beaucoup de l'oraison et de la vie intérieure et qui nous avait décrit au cours d'une conférence ce qu'il avait connu lui quand il était au séminaire ; quand il fut question du jeûne, il crut nous faire sourire en nous parlant de ce qu'était cette lourde contrainte qui, pendant le carême surtout, pesait sur de jeunes hommes dotés d'un bon appétit. Sentant que son auditoire réagissait, il poursuivait : Quand arrivait la fête d'un apôtre, on se disait que ce jour-là, on en serait dispensé, eh bien non ! pas du tout ! Sans doute croyait-il nous démontrer ainsi l'énorme pas en avant fait depuis ces temps reculés d'obscurantisme ; pour moi (je ne sais pas si j'étais le seul) j'y voyais le triste signe d'un recul, un aplatissement du christianisme devenu incapable de proposer la moindre privation sérieuse.
Une bien grande légèreté
Que faut-il penser de la réaction de cette génération ? Quand j'ai pu interroger ceux qui me défendaient ce point de vue, j'ai constaté que pour eux, qui avaient complètement intégré les valeurs du christianisme, l'observance extérieure était devenue quelque chose de non nécessaire, qui pouvait changer sans altérer le fond. La facilité avec laquelle de vieux sulpiciens [1] attachés jusque là à un règlement tatillon pouvaient du jour au lendemain abandonner des gestes ou des pratiques que l'autorité n'exigeait plus, m'a étonné. Sans doute manifestaient-ils par là une certaine liberté intérieure, mais aussi une bien grande légèreté, car l'homme n'est pas un pur esprit et il faut une certaine ignorance de la nature humaine pour croire que l'esprit de pénitence peut exister sans pénitence concrète et régulière.
À ce spiritualisme se joignait souvent une idée un peu naïve du progrès. Le christianisme, jusque là trop attaché à une vision presque judaïque de la loi, s'en serait heureusement affranchi. À la limite les chrétiens seraient devenus plus chrétiens : Le sabbat est fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat. On nous répétait à l'envi que Dieu n'a rien à voir avec la souffrance de l'homme, qu'il aime mieux la miséricorde que le sacrifice, que le seul jeûne qui lui plaise est de desserrer les chaînes injustes, toutes choses parfaitement justes d'ailleurs, ... sauf la conclusion qu'on en tirait ! On était même devenu plus intelligent : on savait dégager l'esprit de la lettre, on pouvait trouver des équivalences à tout, remplacer l'abstinence par un acte de charité et la célébration dominicale par un office en semaine. Une religion toujours plus humaine, toujours plus confortable.
Le passage subreptice d'une vision théocentrique de la foi chrétienne à un anthropocentrisme ravageur s'est accompli presque sous nos yeux et, encore une fois, soutenu et orchestré par les meilleurs. La religion des Lumières, telle que la dessine Rousseau dans la Profession de foi d'un vicaire savoyard (un texte à lire), est bien là, il s'agit d'un système qui a pour but de rendre l'homme meilleur, de faciliter les relations avec ses semblables, sous le regard débonnaire d'un Dieu Père qui aime tous ses enfants et qui ne veut rien leur imposer que pour leur bien-être (terrestre). Comment la religion de la Croix a-t-elle pu aboutir là sur le tard ? C'est ce qu'il faudra sans doute un jour éclaircir.
Le don gratuit de la pénitence
Je suis prêt à penser quant à moi qu'au point de départ de cette dérive se trouve une méconnaissance de nos racines juives. Tous les acteurs de cette évolution n'avaient au fond du judaïsme qu'une idée négative : étroitesse, légalisme, ritualisme étaient les termes courants pour caractériser l'état ancien, supposé dépassé par le Christ. Jusque dans les années quatre-vingt-dix, il est caractéristique que la plupart des études exégétiques mettent en valeur l'anomisme (l'antilégalisme) de Jésus et de Paul, alors qu'on en est heureusement revenu depuis.
La Loi que Jésus n'a pas abrogée mais qu'il est venu accomplir reste là comme une borne qui nous empêche à jamais de retomber dans le paganisme dont nous sommes issus et que nous n'avons peut-être jamais complètement quitté. Elle nous rappelle qu'il y a des choses que Dieu demande sans avoir à les justifier par l'utilité, l'hygiène morale ou physique ; que, si à l'impossible nul n'est tenu , il y a des cas où Dieu peut demander l'héroïsme et même le don de sa vie (comme l'a mis en lumière l'encyclique Veritatis Splendor de Jean Paul II).
Abandonnerons-nous tout cela pour faire des sourires au monde ? N'espérons pas en tout cas le conquérir par là : le monde est bien trop content quand il voit les chrétiens devenir enfin raisonnables, mais ils ne lui font pas plus envie pour autant. Au moins la pénitence le faisait réagir et se moquer, et parfois elle ouvrait les yeux de certains.
*Le père Michel Gitton est recteur de la basilique Saint-Quiriace de Provins.
[1] Société sacerdotale spécialisée dans la formation de futurs prêtres.
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