George W. Bush réélu! Pour Nicholas D. Kristof, l'un des chroniqueurs du New York Times, les démocrates ont commis une grosse erreur : se couper "du coeur de l'Amérique". La stratégie républicaine serait-elle la méthode dont la droite française ferait bien de s'inspirer (écouter ses électeurs, tenir sur les "valeurs") ?

Oui sans aucun doute, à deux "détails" près, qui sont essentiels.

Non seulement G.W. Bush occupe la présidence, mais il se trouve aussi en phase avec la majorité des électeurs américains, et en tout cas avec l'Amérique profonde, et pas seulement sur la question de la guerre contre le terrorisme, mais aussi (et surtout) sur les sujets de société comme l'on montré les résultats de plusieurs referendum organisés concomitamment, par exemple sur le refus du mariage des homosexuels (majoritaire dans les onze États où la question était posée).

À dire vrai, J. Kerry ne disposait que d'un seul positionnement d'opposition possible compte tenu des échecs antérieurs subis par les démocrates : celui des intellectuels progressistes de la côte Est hérité des Kennedy, qui l'a conduit à donner à sa candidature une tonalité sensiblement plus "idéologique" qu'habituellement. C'est pourquoi il a tant fasciné les Européens. Tous comptes faits, il y a assez bien réussi avec un talent réel et une pugnacité qu'on ne lui soupçonnait pas a priori; mais pas au point de convaincre et de représenter la majorité de ses concitoyens.

Ensuite, la démocratie américaine fonctionne très efficacement, avec des appareils partisans puissants, mais également attentifs à leur base électorale dont ils prennent soin de ne pas se couper. Ces partis peuvent donc se permettre de laisser, sagement, peu d'espaces aux individualités et aux "prophètes", tout en menant des campagnes électorales très "brutales" si on les mesure à l'aune européenne, pour mobiliser leurs partisans et déstabiliser leurs adversaires. Ils le font néanmoins sans s'écarter beaucoup du consensus où gît le centre de gravité de la société américaine, et surtout sans donner au débat l'ampleur d'un choix de société systématiquement rouvert.

À telle enseigne qu'aussitôt l'élection passée, le perdant non seulement reconnaît sa défaite, mais encore félicite son adversaire vainqueur et appelle au rassemblement sans que cela paraisse le moins du monde artificiel. Au demeurant et à y regarder de près, l'examen de leurs programmes respectifs montre que la substance (sinon la forme) de la politique préconisée par l'un ou l'autre n'est pas fondamentalement différente. Finalement, ce sont les questions d'hommes qui sont prépondérantes dans le choix des électeurs : et à juste titre doit-on ajouter, parce que ce qui compte dans le gouvernement d'un grand pays ce sont d'abord les qualités personnelles et les aptitudes de ses dirigeants.

Restent trois questions, ou plutôt trois risques, en suspens.

Le premier est celui de la dérive du pouvoir au cours du second mandat et des abus qu'ont été, ou seront, tentés de commettre un certain nombre de membres de l'équipe de Bush (pensons à D. Cheney, à D. Rumsfeld et à quelques autres). Cette "malédiction du second mandat" a souvent frappé celui qui venait d'être réélu à proportion de sa victoire (sauf Ronald Reagan).

Le second provient de l'accroissement considérable de la dette américaine : pas seulement de la dette publique entraînée par le coût des opérations militaires et la baisse très importante des impôts engagée depuis quatre ans et promise à accélération par G.W. Bush ; mais aussi des dettes privées dont l'opacité en même temps que la dispersion s'accroît par l'effet des innovations financières introduites dans le système depuis 10 ou 15 ans. Jusqu'à présent le monde entier a fait crédit à l'Amérique ; la faiblesse des taux d'intérêts en a rendu le coût supportable ; et la sophistication financière a dilué suffisamment les risques pour permettre à l'économie américaine d'amortir les à-coups conjoncturels en poursuivant sur la pente d'une croissance et d'une génération de richesses inconnues en Europe. Comme "les arbres ne montent pas jusqu'au ciel", il faut néanmoins se demander jusqu'à quand cela durera et dans quelle mesure l'issue est maîtrisable. En espérant qu'une crise financière ne sera pas déclenchée ou accélérée par la dégradation de la situation proche-orientale et l'irritation suscitée par la politique étrangère américaine.

Le troisième et le plus grave serait celui d'un affaiblissement, sinon d'une rupture à venir, du consensus interne, moins à cause de la question irakienne (je ne crois pas à la répétition du syndrome vietnamien car, cette fois-ci, les Américains se sentent agressés) qu'à cause précisément de cette dérive financière de l'économie et des multiples "affaires" de très grande ampleur auxquelles elle a donné et donne encore lieu (après Enron et le scandale des banques d'affaires, commence à poindre celui des assurances). Celles-ci peuvent susciter une révolte populaire contre le monde de l'argent et l'immoralité économique. Ce que Kerry n'a pas bien su voir venir dans toute son ampleur, malgré les attaques lancées contre D. Cheney en raison de ses liens avec le groupe Haliburton et de l'usage qui en aurait été fait ; et que Bush n'est pas bien placé pour affronter en raison de ses origines et de ses amitiés.

Or ces trois risques sont de nature à se conjuguer et s'alimenter les uns les autres : attention donc !

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