[Document – Fait inhabituel : deux commentaires immédiats ont accompagné la publication de la Note doctrinale sur l'engagement politique des catholiques de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le 16 janvier(notre édition du 17).

Ceci est le signe de l'importance du document, et du soin requis par son interprétation. Il suffit de lire les réactions au document romain de parlementaires français sollicités par La Croix (17 janvier), pour comprendre la nécessité de l'explication de texte : sur cinq élus, trois n'ont pas compris – ou ne veulent pas comprendre — la logique philosophique de la Note, s'abritant derrière une conception idéaliste de la conscience ; un seul met en évidence son caractère objectif. Le premier commentaire publié par la Congrégation est celui du cardinal Meisner, archevêque de Cologne ; le second du cardinal Giacomo Biffi, archevêque de Bologne, que nous diffusons cette semaine (trad. Décryptage).]

" LA FOI EN JESUS-CHRIST, qui s'est défini lui-même comme "la voie, la vérité et la vie" (Jn 14,6), demande aux chrétiens de s'engager avec un plus grand zèle dans la construction d'une culture qui, inspirée par l'Évangile, propose à nouveau le patrimoine des valeurs et contenus de la Tradition catholique " (Note doctrinale, n° 7).

Nous pouvons nous demander ceci : comment se rapporte l'identité substantielle à laquelle les croyants ne peuvent en aucun cas renoncer (celle qui n'admet ni discussion ni prises de positions différentes) à la " liberté légitime des catholiques de choisir, entre les options politiques [...], celle qui, selon son propre critère, s'adapte le mieux aux exigences du bien commun " (n° 3) (liberté qui conduit fatalement ensuite à un pluralisme de comportements et à des partitions entre frères dans la foi en ce qui concerne leur action publique) ?

La question est concrète, on ne peut l'éluder, et elle n'est pas de solution facile.

La Note de la Congrégation pour la doctrine de la foi, dans le passage cité, recherche la détermination concrète du problème en utilisant, entre autres, l'idée de " culture ".

La " culture ", dans le monde moderne, est un terme très utilisé et presque mythique, même si tout le monde ne lui donne pas toujours un contenu conceptuel semblable. Si bien qu'une clarification préalable – une " explicatio terminorum " – s'impose normalement.

Une foi vivante s'exprime dans la culture

Aux fins de notre discours, nous dirons d'abord, cependant, que, quel que soit le sens qui est successivement pris en considération (au moins parmi ceux les plus communément reçus et utilisés), l'existence ainsi que la légitimité sémantique, et pas seulement sémantique, d'une " culture catholique " est incontestable. Et ainsi, précisément dans le devoir de sauvegarder la " culture catholique ", se situe la réponse à la question qui nous intéresse.

Cela veut dire que l'identité de base du chrétien engagé en politique n'est pas garantie par le fait qu'il adhère de manière convaincue aux articles du Credo, qu'il respecte la vie sacramentelle, qu'il ne conteste pas le caractère obligatoire des commandements de Dieu. Il faut aussi qu'il demeure fermement et laborieusement fidèle à cette " culture " qui, en dernière analyse, dérive de manière homogène, à travers les différentes formes ecclésiales, du Christ et de son Évangile. Bref, qu'il demeure fidèle à la " culture catholique ", justement.

Donc – prévient la Note – " la nécessité de présenter en termes culturels modernes le fruit de l'héritage spirituel, intellectuel et moral du catholicisme apparaît aujourd'hui chargée d'une urgence qui ne peut être renvoyée au lendemain, et cela pour éviter aussi le risque d'une dispersion culturelle des catholiques " (n° 7).

La culture catholique est d'abord une vision de l'homme

Pour donner consistance à ces affirmations de principe et articuler utilement le discours, nous pouvons brièvement relever comment les principales acceptions de " culture " dans l'idée de " culture catholique " trouvent une correspondance et une plausibilité.

La signification originaire (mais encore aujourd'hui vivante) provient d'une image prise au monde agricole : " culture " en vient à indiquer la " culture de l'homme " et nommément dans sa réalité intérieure. Déjà Cicéron parlait d'un " cultus animi ".

De leur côté, les disciples du Christ n'ont jamais oublié que, selon l'enseignement de leur Maître, le premier et le plus réel " cultivateur de l'homme " est le Père (cf Jn 15,1), de sorte que toute anthropologie n'est authentique, et par conséquent éclairante, que dans la mesure où – au moins objectivement, si ce n'est pas toujours intentionnellement – elle se réfère au dessein du Père dans lequel " l'archétype " de toute humanité est défini dans le Monogène fait homme, crucifié et ressuscité. C'est pourquoi le concile Vatican II a pu affirmer clairement que " c'est seulement dans le mystère du Verbe Incarné que s'éclaire le mystère de l'homme " (Gaudium et Spes, n° 22).

Dans cette perspective, on comprend à quel point c'est précisément dans le milieu du christianisme que s'est configuré l'humanisme le plus élevé et le mieux étayé. Déjà l'Antiquité classique en était arrivé à proclamer : " Beaucoup de choses sont magnifiques dans le monde, mais l'homme les surpasse toutes " (Sophocle, Antigone). Le christianisme accueille et assimile l'humanisme grec et, en le transfigurant, le transcende au point de faire de l'homme la fin primaire et immédiate de toutes les choses visibles, comme cela apparaît de ce qu'écrit S. Ambroise : " L'homme est le sommet et comme le résumé de l'univers, et la beauté suprême de toute la création " (Hexameron IX,75).

C'est donc une part éminente et caractéristique de la " culture catholique " qu'une anthropologie typique et unique. C'est une anthropologie qui certainement pourra aussi, au moins partiellement, s'accorder avec une autre attention humaniste, pour peu que celle-ci soit saine et fondée sur des valeurs réelles – où qu'elles se trouvent – de vérité, de justice, de beauté, valeurs dont l'esprit humain se nourrit et s'embellit, avec lesquelles, nous pouvons dire, il se cultive (comme l'avait déjà saisi le monde classique). Mais il ne pourra jamais s'identifier ou seulement même s'assimiler à aucune vision de l'homme qui effectivement contredit ou s'éloigne de " l'archétype " de toute humanité, qui est " l'homme Jésus-Christ " (cf 1 Tm 2,5).

L'existence de cet " archétype " permet et impose précisément de défendre l'homme de toute manipulation et de tout asservissement, et engage tout croyant à combattre tout attentat contre l'image vivante de ce Seigneur de l'univers en qui nous avons été projetés.

Clairement, la " culture chrétienne de l'homme ", si elle ne veut pas rester seulement une affirmation de principe abstraite, doit avoir aussi les moyens de parvenir à ses fins, et particulièrement par la formation des nouvelles générations. Le catholique engagé en politique ne devra pas l'oublier.

Culture humaine, cultures modernes

Tout au long du XXe siècle s'est diffusée et imposée une bien autre et différente acception de " culture ". Dans celle-ci, " culture " en vient à indiquer un système collectif d'appréciation des idées, des actes, des événements, et donc aussi un complexe de " modèles " de comportement. Toute " culture " entendue ainsi suppose aussi une " échelle de valeurs " proposée et acceptée à l'intérieur d'un groupement humain déterminé. Ainsi on a pu et on peut parler, par exemple, d'une " culture positiviste ", d'une " culture idéaliste ", d'une " culture marxiste ", d'une " culture radicale ".

Que, d'après cette signification, il existe aussi, parmi les autres, une " culture chrétienne " et qu'elle soit pour le croyant quelque chose de nécessaire et à quoi il ne peut renoncer, ne pourrait être nié que par qui voudrait réduire le christianisme à une extériorité folklorique ou alors à un pur fait de conscience sans aucune résonance dans le témoignage extérieur et dans la vie.

Sur ce point, le disciple du Christ pourra parfois se réjouir de convergences inattendues avec les non croyants, dans la défense d'un principe éthique ou bien d'un choix concret. Il écoutera également avec respect et avec intérêt sincère les opinions de tous parce qu'il n'oublie pas, comme l'a répété plusieurs fois saint Thomas : " Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu Sancto est " (I-II, 109, 1 : " Toute vérité, d'où qu'elle soit dite, vient de l'Esprit-Saint ").

Mais plus fréquemment, il devra remarquer – de manière spéciale quand il s'agit de problèmes substantiels qui touchent à la nature et à la dignité de l'homme – des dissonances et des incompatibilités. Il est très difficile que convergent sur la même échelle de valeurs ceux qui affirment et ceux qui nient l'existence d'un dessein divin à l'origine des choses, ceux qui affirment et ceux qui nient l'existence d'une vie éternelle au-delà du seuil de la mort, ceux qui affirment et ceux qui nient l'existence d'un monde invisible au-delà de la scène bariolée et bruyante de ce qui apparaît. Le croyant qui se consacre à la vie publique devra se confronter, à visage découvert, avec sérénité et fermeté de conviction, aux inévitables tensions entre les différentes " cultures " qui coexistent de fait dans une société pluraliste.

Sans doute, vivant dans une humanité culturellement multiforme et devant se comporter dans l'activité publique selon les préceptes obligatoires de la méthode démocratique, le croyant sera souvent amené à une volonté de médiation et à la recherche de positions pratiques que les autres pourront aussi partager ; directement partagées par la majorité, de manière souhaitable, afin de parvenir à une application effective. La politique, a-t-on coutume de dire, est l'art du compromis. La Note de la Congrégation fournit d'opportunes indications afin que de tels " compromis " puissent être reconnus comme acceptables par une conscience droite.

En tout cas, il faut faire attention à ne pas étendre aussi – dans la préoccupation d'arriver plus facilement et plus vite à des conclusions concrètes – l'attitude de médiation (qui peut être admissible dans le " moment politique ") au " moment culturel ", au détriment d'une identité qui ne doit jamais être mise en danger.

Chrétienté minoritaire, culture vivante

Il y a une troisième signification de " culture " qui, dans le langage des disciplines ethnologiques, s'est répandue depuis le milieu du XIXe siècle. La " culture " recouvre tout ce qui est exprimé par une population déterminée et qui est reconnu par elle comme lui étant propre : la mentalité, les institutions, les formes d'existence et de travail, les habitudes, les produits du talent et de l'habileté manuelle. En ce sens, on peut parler de " culture africaine " ou de " culture rurale ", etc.

Existe-t-il en ce sens précis une " culture catholique " ? Oui, elle existe, parce qu'existe et doit exister un peuple catholique, n'en déplaise à ceux qui estiment qu'il n'y a plus de chrétienté et qu'il ne doit pus y en avoir. La chrétienté d'aujourd'hui pourra encore être minoritaire, différente de celle d'il y a quelques siècles, mais ce n'est pas une raison pour qu'elle soit moins vivante et moins clairement caractéristique. Et elle ne pourra jamais se dessiner comme une réalité privée de continuité dans le temps, sans prémisses et sans racines ; ni comme quelque chose de purement intellectuel, sans manifestations socialement repérables. Ce qui n'est pas socialisable, et ne devient jamais socialisé, perd peu à peu son importance dans la conscience des personnes simples et du commun ; et à la fin, cela s'éteint.

Du reste, même l'acte de foi – par un dynamisme intrinsèque – demande d'investir et de transformer tout l'homme, dans toutes ses dimensions : non seulement sur le plan personnel et familier, mais aussi social.

Durant les deux mille ans de notre histoire, beaucoup de données décisives ont contribué à l'élévation de l'homme et beaucoup des fruits les plus nobles et précieux de l'esprit dans tous les domaines (philosophie, littérature, arts figuratifs, musique, droit, etc.) portent en soi, de manière évidente, les signes de la vision chrétienne.

Parmi les tâches du catholique politiquement engagé, il y a aussi celle de protéger, de faire connaître, faire apprécier – même au service d'un véritable humanisme – cet incomparable " trésor de famille " qui est le nôtre.

+ Card. Giacomo Biffi, archevêque de Bologne, 16 janvier 2003

© Traduction Éric Iborra pour Décryptage. Le texte du cardinal Biffi a été publié sous le titre " Une culture catholique pour un véritable humanisme ". Les intertitres sont de la rédaction de Décryptage.

> D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage

>